Bienvenue aux monstre moues anonymes
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Cet ouvrage est constitué de fictions. Toute référence à des événements historiques, des personnes réelles ou des lieux réels cités n’ont d’autre existence que fictive. Tous les autres noms, personnages, lieux et événements sont le produit de l’imagination des autrices, et toute ressemblance avec des personnes, des événements ou des lieux existants ou ayant existé, ne peut être que fortuite.
Droits réservés (copyright) :
© 2022 Eloïse Chanie
© 2022 K.Sangil
© 2022 Grenat Marine
Ce livre n’est pas destiné à la vente, ni à la diffusion.
Ce livre est offert par les autrices pour un usage privé exclusif.
Couverture : © Grenat Marine
Illustrations : © Grenat Marine
Correctrice : Anne Ledieu
1
Une bourrasque surnaturelle s’engouffra dans le couloir et bouscula Albert.
— Ah, c’est vous, le nouveau ? présuma ce dernier, en tendant ses doigts avec mollesse.
La bête cornue serra la main de son interlocuteur humain et lui rendit son expression faciale morne. Albert se racla la gorge, mal à l’aise, et reprit :
— Installez-vous sur une chaise du cercle, peu importe laquelle. J’attends encore un peu l’éternelle retardataire, et nous pourrons commencer, Monsieur… ?
— Fair. Lucy Fair.
Surpris, l’homme arqua un sourcil sur sa paupière fripée et redressa ses lunettes ridicules avant de répliquer :
— Et moi, votre animateur, Bébert. Albert Bébert.
Le diable l’ignora et poussa la porte des MMA : les Monstres Mous Anonymes. Bien que Lucy usât de peu de force, selon lui, le battant s’encastra dans le mur.
— Pourquoi ai-je accepté ce job, déjà ? ronchonna le psychologue, dans son dos.
Le nouveau parcourut la pièce du regard : une salle blanche au placo défraîchi, remplie de chaises occupées par des monstres divers et variés. Non loin, l’un d’eux en perdit ses bandelettes.
— Nom d’un pharaon ! s’exclama-t-il. C’est…
— Oui, je sais. C’est moi. Inutile de vous lever… mais n’hésitez pas à vous prosterner.
— Mo-Momy, ca-calme toi. Impossible que ce soit lui, gargouilla le zombie.
— Petit bouffon moisi en trois lettres ? Quelqu’un peut m’aider ? demanda Pépé, le sphinx, penché sur ses mots croisés.
Le seigneur des Enfers s’éclaircit la gorge, désappointé par le manque d’égard des habitués du groupe de parole.
— C’est bien moi. Lucy. Bande de crétins.
— Ah non. C’est con. C.O.N. Trois lettres, ça rentre, du coup, s’exclama-t-il, grattant sa trouvaille sur le papier journal.
— C’est t-toi le gr-gros débile s-s-s-s-sph-sss, enragea le zombie, le doigt pointé sur le sphinx.
— Quelqu’un m’a parlé ? répliqua ce dernier. Personne. Fort bien.
— Et toi qui ne dis rien, animal de la nuit, vas-tu me saluer dignement ou prouver ta bassesse à ce groupe inférieur ? les interrompit le diable, fort irrité.
Le loup-garou se désigna du doigt.
— Moi, Seigneur Nuisance ?
— Bon, ça suffit ! les coupa l’animateur. On va commencer, tant pis pour la retardataire.
Il ferma la porte et se traîna jusqu’à une chaise vacante du cercle.
— Avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à vous informer que le cavalier sans tête ne reviendra plus. À la suite de son décès définitif, qui nous a tous pris de court, nous pouvons maintenant accueillir un nouveau membre. Lucy, voulez-vous vous présenter au groupe ?
— Comme tout le monde le sait, je suis Lucy Fair, votre maître à tous. Ayant appris qu’une place se libérait, j’ai pensé que mon arrivée réchaufferait ces lieux. C’est donc avec déplaisir que je vous honore de ma présence. Non, non, ne me remerciez pas.
— Personne à ego surdimensionné, en onze lettres…
— OK. Mais, hum… rencontrez-vous des problèmes actuellement ? bâilla l’animateur.
— Ah, ça… Connaissez-vous la série policière qui parle de moi ? Celle que les humains affectionnent tant ? L’acteur, un soi-disant beau gosse – qui ne m’arrive pas à la cheville, soyons clairs – semble faire tourner la tête à toutes les mijaurées.
— Narcissique. Oui, c’est cela, inspira le sphinx, en bombant le torse.
— De ce fait, soupira le diable en l’ignorant, elles se déshabillent toutes sur mon passage, quand elles découvrent ma réelle identité. Je n’en peux plus. J’ai toujours eu un fétiche pour les blousons et les chaussettes en laine et voir tant de peau nue… m’intimide.
— Euh… oui. En effet, vous devez bien souffrir de cette situation. Ensemble, souhaitons la bienvenue à Lucy.
— BIENVENUE, LUCYYY ! s’écrièrent-ils en chœur.
2
Après avoir resserré sa doudoune, une succube élancée fit une entrée fracassante et s’installa avec panache à la place vacante aux côtés de Lucy.
— Oh ! Monseigneur Nuisance, le salua-t-elle, d’un hochement de tête déférent.
La bête cornue retint son souffle, en admirant les courbes du tissu déperlant.
— Une Doudounette, je rêve… murmura-t-il, d’une voix rauque.
Habituée à ce que le désir de ses camarades soit au ras des pâquerettes, la succube jeta un bref coup d’œil vers eux. Elle adorait leur désintérêt. Cependant, elle sursauta face à son seigneur, soudain émoustillé par l’apparat qu’elle arborait dans le monde des humains.
— Maintenant que Micheline daigne nous gratifier de sa présence, nous allons pouvoir évaluer notre semaine, nasilla l’animateur.
— Succube boursouflée en sept lettres, s’interrogea le sphinx.
La momie pouffa et en perdit une côte décharnée, tandis que la retardataire leur lança un regard mauvais.
— Ne lui prêtez pas attention, très chère, susurra Lucy en caressant langoureusement son manteau de Bonhomme Michelin.
Elle déglutit.
— Sharpeï, nota le cruciverbiste.
— Bien vu ! gloussa la momie, en lui tapotant l’épaule de sa côte.
Le psy se racla la gorge, les joues rouges de colère.
— JE disais donc, qu’en est-il de votre semaine ?
Le tueur en série rajusta son béret, puis leva la main.
— Oui, Trancheur ?
— J’ai recommencé… Mais je vous jure, ce n’était pas intentionnel !
Albert l’observa, pas convaincu pour un sou, et Momy se retint de rire, sentant qu’une seconde côte ne tarderait pas à rejoindre la première.
— Hmm, hmm… Voulez-vous nous raconter cette malheureuse expérience ?
— J’animais un cours de cuisine collectif. On préparait un bon foie gras comme ma défunte épouse les aimait tant. Pendant que j’expliquais comment le déveiner, un des participants a trébuché et s’est empalé sur mon couteau avant de s’écrouler. Paniqué, j’ai jeté l’arme pour assurer qu’il s’agissait d’un navrant, déplorable, triste accident, sauf qu’elle s’est plantée dans une malheureuse à côté de moi. Je… Je vous jure que je n’ai jamais voulu les blesser !
Le loup-garou lui rendit un regard compatissant, tandis que le sphinx se léchait les lèvres.
— Courage, Trancheur, vous ferez mieux la prochaine fois, le soutint Bébert, d’une voix morte.
— Comme d’habitude, ricana le vampire.
— À qui le tour ? bâilla l’animateur. Momy ?
L’intéressé, qui s’affairait à replacer sa côte fugueuse, la posa sur ses genoux avant de prendre la parole.
— En faisant mes courses avec Pépé, nous avons noté une pénurie de PQ. Comme on approche d’Halloween, j’ai cru que les enfants voulaient m’imiter. Apparemment, ce n’est pas le cas. En fait, les humains craignent d’en manquer en cas d’épidémie.
Un sanglot jaillit de sa gorge.
— Je ne… suis plus à la mode, renifla le cadavre, replié sur ses bandelettes, la tête dans les mains.
Un petit craquement l’informa qu’il venait de briser sa côte, et il pleura de grandes gerbes de scarabées.
Le sphinx fouilla dans son caddie et en ressortit une clavicule qu’il tendit à son voisin.
— Fais attention à tes nerfs, quand même. Personne ne souhaite une nouvelle version des sept plaies d’Égypte.
3
Les griffes enserrèrent la poignée en laiton du bar « Le poil dressé ». La cacophonie, mêlée aux effluves de sueurs et d’alcool, revigora ses sens. Ses babines se détendirent à peine, le temps de rejoindre le comptoir. Sur le miroir qui s’étendait le long de la paroi, il choisit une bouteille accordée à son humeur maussade et redressa ses oreilles pour maintenir les apparences, avant de commander.
Le barman récupéra le flacon translucide à l’étiquette de loup et lui versa un généreux verre de vodka qu’il glissa face à lui.
— Et une Meute, une ! Bonne dégustation.
Le lycanthrope joua un instant avec son verre, avant de l’avaler d’un coup et d’en demander un second, espérant le savourer, cette fois.
— Ses jumeaux, entendit-il commander dans son dos.
De part et d’autre de son siège s’installèrent un homme et une femme.
— T’as une sale mine, constata celui à sa droite, tout en ajoutant une olive à la réception de son verre.
— T’es blessé ? s’étonna l’autre, en s’éventant avec un sous-bock défraîchi.
Le loup pinça la base de ses yeux et ébroua le poil de ses épaules.
— J’ai fait appel à vous pour m’aider, pas pour me piétiner davantage, OK ? C’est déjà assez pénible de demander un coup de main… parce que, là, je suis vraiment dépassé.
— Hum, et si tu commençais par le début ? réclama la femme, tout en écrasant de son talon le pied d’un monstre qui la collait d’un peu trop près.
Il leva une main vers le serveur pour une nouvelle tournée et s’efforça de rassembler ses souvenirs, avant de déballer son histoire, focalisé sur leur reflet dans le miroir.
— Il y a deux semaines, j’ai intégré un groupe de parole – les Monstres Mous Anonymes – dans l’espoir de comprendre ce que ma femelle y trouvait. Depuis qu’elle a laissé traîner leur prospectus chez nous, elle a disparu. C’est lié, j’en suis sûr !
Ses griffes crissèrent sur le bar et imprimèrent des marques irrécupérables.
— Cette association recueille une bande de guignols qui veulent se débarrasser de leurs instincts naturels. Un animateur désabusé transforme les mauvais en chiffes molles, il faut enrayer ce fléau ! s’égosilla-t-il en frappant le comptoir de son poing. Le pire, c’est qu’il me pousse à me questionner sur ma façon de vivre !
L’écœurement dans sa voix fit écho au regard de ses deux compagnons, médusés.
— J’en suis même venu à épiler mon avant-bras afin d’avoir une bonne excuse pour faire partie de ce groupe et rechigner sur ma condition d’homme-animal ! s’exclama-t-il, en exhibant son bandage. Avant chaque séance, je me vautre auprès de chiens errants pour récupérer des puces ! Moi, un Bêta !
— Merde, t’es tombé bien bas…
— Quand tu disais avoir besoin d’aide, tu ne plaisantais pas, admit l’homme, en grignotant une cerise en gélatine sous sa capuche.
— Il faut que je la retrouve, avant qu’ils me lavent le cerveau ! glapit le loup en empoignant le col de son ami, le secouant comme un prunier. Bordel, je commence à apprécier leur théorie ! T’imagines !
Les yeux agrandis de terreur, les deux acquiescèrent à l’urgence et promirent leur soutien au malheureux lycanthrope. Puis, exalté, chacun se tourna face à un autre client et lui envoya un coup magistral en plein visage. Le combat se généralisa pour le plus grand plaisir de tous. Garou jappa de contentement lorsqu’il retrouva le goût du sang sur ses papilles.
4
Des gémissements déchiraient la nuit. L’embaumé tressautait en quittant ce monde une bonne fois pour toutes. Le craquement des os remplaça les râles. L’assaillant ouvrit les côtes pour se délecter de la chair figée à l’intérieur. Son repas s’avérait bien maigre, pourtant, cela ne l’empêcha pas de le ronger jusqu’à la moelle. Il avait passé toute la journée tapi dans l’ombre, attendant de saisir sa chance et traîner sa proie, encore frémissante, dans le fond du caveau. La créature appréciait la chair des demi-morts d’Égypte. Le reflet opalin de la lune pour seul témoin, il sourit de son exploit, les lèvres couvertes de sang séché.
***
Albert déverrouilla sa boîte aux lettres, comme chaque matin. Affublé de sa mine terne caractéristique, ce qu’il y découvrit compliqua grandement sa journée : un petit paquet qu’il se refusait d’ouvrir. Il se contenta de lire le post-it sur l’emballage.
« Il semblerait qu’une place vienne de se libérer
dans votre groupe de parole pour monstres défectueux.
Amicalement. »
Comme toujours, la missive n’était pas signée. Albert rentra chez lui. La bile lui remontait dans la gorge lorsqu’il s’avança jusqu’à la porte de sa cave. Mécaniquement, il entrouvrit le panneau pour se glisser dans la pénombre, dos à la lumière du couloir. À l’intérieur, il se délesta du cadeau macabre qui rejoignit aussitôt une dizaine d’autres.
5
L’œil vitreux, Albert observa l’assemblée de MMA qui venait de doubler de volume.
PSCHITT !
— Je ne suis pas suffisamment payé pour faire ça… maugréa l’animateur, dans sa moustache imberbe.
Le brouhaha incessant le poussa à bout, au point qu’il tapota dans ses mains molles.
— Silence, je vous prie. Chuuuut ! Raymond, mon collègue du lundi, est en cure de repos. Du coup, je me coltine ses membres. Leurs petits soucis étant similaires aux vôtres, on me les a imposés… geignit-il en soupirant.
Le loup-garou écarquilla les yeux de stupeur.
— Parce qu’il y a un autre groupe ? jappa-t-il, d’une voix rocailleuse.
Il jeta un coup d’œil dépité à l’assemblée.
— Monsieur Garou, vous cherchez quelque chose ? Si plus personne n’a l’intention de m’interrompre, j’ai également le regret de vous annoncer le décès de Momy. Sur ce, accueillez sans bruit les nouveaux venus.
— Vie indigne d’intérêt, en treize lettres.
L’animateur lui jeta un regard noir.
— Insignifiante, forcément, gratouilla le sphinx sur le papier.
Albert leva les yeux au ciel, avant de poursuivre.
— Merci de vous présenter, intima-t-il.
PSCHITT !
— Moi, je m’appelle Gisèèèle. Je suis une instamonstre beauté. Le problème, c’est que j’ai un rire à vous hérisser le duvet de la nuuuque, et des furoncles poussent chaque année sur mon nez en octooobre. Vous compreneeez ? Un mois sans pouvoir posteeer sur Instaaam tue ma visibilité. L’algorithme est sans pitiééé !
— Oooh… Mon Dieuuu ! caricatura Lulu, d’une voix de crécelle, en secouant ses mains dans tous les sens.
— Mais teeeeellement ! chouina l’influenceuse. Comme si ce n’était pas déjà assez dur comme çaaaaaa de ressembler à une vieille peaaaau trente jours par aaan !
La sorcière fondit en larmes, et le vampire lui caressa l’épaule. Elle lui rendit un sourire, la bouche en cœur, puis renifla.
— BIENVENUE GISÈÈÈÈÈLE.
— Pour ma part, je suis Batavia, une sirène, se présenta la naïade à la peau azurée, en s’humidifiant avec un brumisateur.
PSCHITT !
Sa voix suraiguë lacéra les tympans de l’assemblée.
— Bienvenue Batavia, s’empressa de la couper Albert, vivement imité par les autres.
Un quadragénaire bedonnant et à la calvitie prononcée en profita pour capter l’attention d’un grattement de gorge.
— Moi, je suis Crock, le croquemitaine. Mon problème, c’est que j’adore les enfants !
— En s-s-sauce ? ne put s’empêcher de demander le zombie, en ricanant.
Le nouveau venu lui jeta un regard horrifié.
— Bien sûr que non ! Je rêve d’ouvrir une garderie et de les gaver de sucettes !
— Maléfique, naïf et idéaliste, en seize lettres…
— Mais je suis un éternel incompris…, se plaignit-il.
— BIENVENUUUUUUE CROOOOOCK !
— Utopiste-frustré ? susurra le cruciverbiste.
Le nouveau lui offrit un large sourire en même temps qu’un paquet de bonbons.
— Ça suffit ! tonna Albert.
— Je ne sais pas vouuus, mais la colèèère, ça me fait troooop de rides ! C’est fouuu !
— Mo-mo-moi, j’ai pas de pau-pau-paupière, railla le zombie, avant de rentrer la tête dans ses épaules sous le regard noir de l’animateur.
PSCHITT !
6
L’instamonstrueuse pianotait sur son téléphone devant le miroir crade. Elle pinça des lèvres sous le flash et posta la photo retouchée sur le réseau. Derrière les portes, une chasse d’eau retentit. Le battant s’ouvrit sur la succube en doudoune.
— Je crois qu’on ne s’est pas présentéééé. Moi, c’est Gisèèèle.
— Micheline. Je te suis sur Instamonstre. Je n’aurais jamais pensé que @Gisèle666dansmonchaudron pouvait avoir des problèmes.
— On est plus humaiiiiines que l’on veut bien se l’avoueeeer, assura la sorcière, avec un sourire amer.
— Ne parle pas trop fort, Lucy me suit partout comme un petit toutou. Je ne l’aurais jamais imaginé aussi…
— Fouiiiiineur ?
Micheline ouvrit le robinet pour couvrir leur conversation.
— J’allais dire, chaussettes et bouillotte. Qui aurait pensé qu’il développerait ce genre de penchant ?
L’instamonstrueuse inspira longuement devant les joues roses de son interlocutrice.
— Toi, tu en pinces pour luiiii.
— N’importe quoi !
— Ça se voit comme la verruuuue sur ma fiiiigure, s’exalta la sorcière.
— Chuuut ! Il pourrait t’entendre !
— Qu’est-ce que tu as à perdre si tu l’appréciiiiies ? Après tout, c’est dans ta naaaatuuuure, roucoula Gisèle.
Cette dernière posa la main sur le mitigeur, menaçant de briser leur intimité.
— J’ai décidé que, désormais, je serais abstinente, assura son interlocutrice au regard perçant.
— Tu sais que ce n’est paaas pooossible avec ton mééétiiier, susurra-t-elle.
— Je fais une pause dans le business, tu l’ignorais ?
La sorcière se troubla un instant, mais reprit vite son petit manège.
— Et ton attiiirance pour Lucy ne te doooonne pas enviiiie de te mettre encore à nu ?
Micheline devint pivoine face au miroir. Son interlocutrice dévoila toutes ses dents, ce qui la perturba.
— Tu veux le lui dire ou quoi ? fulmina-t-elle, les yeux plissés. Je ne retirerai jamais cette doudoune, jamais !
— Si tu ne veux pas que j’en parle, je n’en ferai rien, promit-elle en cessant de jouer la comédie. Même si mon compte Instamonstre pourrait divulguer cette info ou la rumeur de la reprise de tes activités sexuelles à pratiquement toutes les créatures possédant un minimum de réseau.
— Tu ne ferais pas ça… s’affola-t-elle.
— Bien sûr que non ! Après tout, on est amiiiies, maintenant. Et les amies se rendent des services. Moi, je gaaarde tes petits secrets, et toi…
La succube sourit en coin, le regard suspicieux.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Juste deux ou trois renseignements pas bien méchants, murmura Gisèle.
— Je t’écoute.
— Une amie à moi est à la recherche d’une de ses amies à elle. Et il se pourrait qu’elle se cache dans un des groupes que tu fréquentes.
— Ce genre de groupe brasse beaucoup de monde. Si tu me donnais une description de l’amie de ton amie, je pourrais voir ce que je peux faire, conclut la femme aux ailes de chauve-souris, les bras croisés sur sa poitrine.
— C’est vraiment dommage que tu aies abandonné le métier. Tu es très forte, tu sais, complimenta la sorcière. On se fait un selfiiiie ?
7
Au Bar « Le poil dressé », avachie dans le fauteuil en velours d’une alcôve discrète, l’instamonstrueuse profitait d’un léchage de pieds prodigué par une goule. Soudain, cette dernière fut virée manu militari par une patte velue.
— Dégage !
La masseuse s’éloigna dans l’indifférence la plus totale, après avoir disposé les talons aiguilles roses aux côtés de sa propriétaire.
— Je te raconte pas dans quel état se trouvaient mes pieds ni le nombre de selfies qu’il m’a fallu prendre avec Micheline pour qu’elle fouine à ma place.
— C’est moi ou deux morts dans le même groupe, ça pèse déjà lourd ?
— Pour quelqu’un qui prétend vouloir rester en retrait, elle reprend vite goût aux poses lascives !
— Est-ce que ma douce louve fait partie du lot ?
— Tu m’écoutes ?
Un grognement lui répondit, alors que le lycan s’installait sur le pouf et lui malaxait les voûtes plantaires de ses coussinets râpeux.
— Je me suis renseigné durant la pause, il n’y a que deux séances de discussions avec ce genre de détraqués, enchaîna-t-il, ses babines tremblant sous l’inquiétude.
Gisèle leva les yeux au ciel.
— Tu n’écoutes rien, en réalité…
— J’aime bien le chaton ailé, confia le dernier du trio à les rejoindre, le visage dissimulé sous une capuche gris chiné, un plateau de shots à la main. Il fait petit vieux, en plus sournois encore. Ça m’amuse beaucoup.
Elle soupira d’aise à la vue des boissons surmontées de piment. Le trio se servit, trinqua et but en silence.
— Tu parles de Pépé ? s’enquit Garou.
— Ouais, le sphinx.
— Bon, personne ne veut savoir ce que j’ai appris, du coup ? interrogea-t-elle.
— Si, bien sûr !
— Moi, je m’en fous, assura l’encapuchonné, en s’enfilant un autre verre.
Le loup-garou gronda.
— Je vous préviens, pas de bagarre avant minuit ! intima Gisèle, l’index pointé vers eux.
Elle fixa ses acolytes, avant de prendre le ton grinçant dont elle avait le secret.
— Il y avait bien une lycante dans le groupe de parole précédent.
— Une louve qui, de toute évidence, n’était pas ta femme, mon bon ami. Elle en est partie voici plus d’un mois, renchérit le sombre interlocuteur, en balançant le registre des présences sur la table.
La sorcière se jeta sur le formulaire qu’elle éplucha, avant de foudroyer celui qui venait de lui voler la vedette. Goguenard, il étira ses jambes sur la table.
— Faudra t’y faire, ma vieille. Tu ensorcelles des nunuches, pendant que je dérobe dans les coins sombres des informations très intéressantes.
— Petit enfoiré !
— Avant de m’insulter, sais-tu que tous les morts des MMA ne sont pas accidentels ?
— Quoi ? Alors, ma louve est peut-être décédée, depuis tout ce temps ? paniqua le poilu, les yeux exorbités.
— Qui sait… Le tueur en série dans l’équipe est peut-être actif. Ça n’aurait pas un lien ?
— Ouais, on change pas sa véritable nature comme ça ! s’exclama le lycan assenant un coup de poing sur le plateau pour s’autopersuader.
— La prochaine fois, on le chope dans les couloirs et on se le fait ! proposa l’encapuchonné.
— Yehaaaaaa ! hurla Garou en brisant son shot à pattes nues.
— Une petite bagarre pour fêter ça ? roucoula Gisèle, en balançant sa chevelure d’ébène dans son dos.
Et tous trois se jetèrent sur les autres clients.
8
Assis à sa place habituelle, Trancheur fit jouer entre ses doigts le béret élimé aux taches sombres. Les traits plissés par la mélancolie, il replaça son vieil ami sur sa tête et se leva. Comme souvent, il quittait la pièce accueillant les MMA en bon dernier.
Alors qu’il passait dans le couloir mal éclairé, une masse s’abattit sur ses omoplates. Il tomba face contre terre dans un bruit mat. Son agresseur lui saisit les jambes et le tira en arrière jusqu’au débarras. Hurlant de terreur, il tenta en vain d’agripper de ses ongles le carrelage lisse. Un ricanement sans joie s’échappa de ses lèvres.
— Je ne sais même plus combien de fois je l’ai faite, celle-là !
Même s’il redoutait la douleur, il tenait à démasquer son assaillant.
Il posa ses mains à plat sur le sol froid et prit une impulsion. Il se retourna pour leur faire face, tout en écartant d’un coup les jambes. L’assaillant lâcha ses chevilles et grogna. Malgré une cagoule, le loup-garou camouflait mal ses oreilles pointues.
— Garou ? souffla Trancheur, les yeux écarquillés de surprise. Pourquoi ?
Il ne reconnut pas les deux en retrait, dissimulés par l’obscurité.
— Des gens meurent ! cracha le lycan. Momy et l’homme sans tête ne sont pas les premiers, j’en suis certain. Qui d’autre as-tu étripé ? Avoue !
Garou et ses acolytes s’approchèrent de lui, prêts à lui fondre dessus au moindre pas de travers.
— Bien sûr que j’ai massacré énormément d’êtres vivants. Néanmoins, je suis aussi victime de nombreux malentendus, sanglota Trancheur, qui gesticula de désespoir.
Sa main percuta le tibia de la sorcière, et elle tomba à la renverse sur une pile de chaises. Il reconnut le doux bruit d’os brisés et fondit en larmes, fataliste.
— Eh voilà, ça recommence ! s’effondra-t-il, les bras ballants, alors que le loup l’empoignait par l’encolure. Je ne veux plus faire de mal à personne, je vous le jure. Et je n’attaque aucun membre des MMA !
Le troisième agresseur pointa du doigt l’instamonstrueuse, l’épaule déboîtée.
— Et elle, alors ?
— C’était un accident ! Je vous assure !
— Tu veux nous faire croire que tu ne tues que par maladresse ?
— Bien sûr que non… J’ai subi quelques dérapages, mais je déteste blesser les gens.
— Et ma femme ? hurla le loup. Elle aussi, c’était involontaire ?
Le tueur en série se remémora chacune de ses victimes avec application. Neuf minutes trente-six plus tard – qui permirent à la sorcière de se soigner par magie –, il secoua la tête.
— Promis ! S’il lui est arrivé du mal, ce n’est pas de mon fait. Mais si je peux me permettre, je ne suis pas le seul individu monstrueux à fréquenter ces lieux.
— Tu me le jures ? susurra le loup entre ses babines. Tu ne l’as pas tuée ?
— Aucun garou ne figure à mon tableau de chasse. Sois tranquille.
Trancheur se tourna vers la femme.
— Mes sincères excuses, chouina-t-il. J’ai beau essayer de me convaincre du contraire, je demeure un danger public. Il ne me reste plus qu’à partir. Adieu ! Et si votre louve croise ma route, soyez certain que je vous tiendrai au courant. Sur ce…
Le tueur en série récupéra son béret par terre. Il l’épousseta et le replaça sur son crâne, avant de disparaître, les épaules basses.
9
Albert contemplait son arabica goutter dans la cafetière, un antalgique à la main. En raison d’un mal de tête assidu, il ne parvenait pas à se concentrer sur la chaîne d’infos qu’il visionnait tous les matins. Trois coups à sa porte lui firent confondre son verre d’eau et sa tasse. Un frisson lui parcourut l’échine. L’homme se décida à aller voir, délaissant l’aspirine qui créait des bulles dans le liquide sombre. La brume troublait sa vision au travers du judas. Il essuya ses lunettes, resserra le peignoir autour de sa taille et ouvrit. Un membre des Monstres Mous Anonymes faisait les cent pas sur sa pelouse.
— Bonté divine ! s’écria l’animateur.
— Je ne voulais pas vous faire peur !
— Vous ne pouviez pas rester devant la porte plutôt que de piétiner mes fleurs ?
— Je sais, je suis un danger public ! gémit Trancheur.
— Ne vous flagellez pas, voyons. J’aimerais juste savoir ce que vous fichez ici, un dimanche matin. Vous avez encore tué quelqu’un ? grommela Albert.
— Comme Gainsbourg, je suis venu vous dire que je m’en vais, et mes larmes ne pourront rien changer !
— Mais qu’est-ce que vous racontez ?
— Je ne peux plus revenir. Je dois vous faire mes adieux !
— Comment ça ?
— Je quitte les MMA ! couina le maladroit.
Albert absorba l’information. Un zygomatique se réveilla sur son visage, lui arrachant une moue, au plus proche d’un sourire.
— Mais c’est merveilleux ! Vous avez la vie devant vous !
Trancheur resta sans voix lorsque l’animateur le flatta d’une claque dans le dos.
— Vous n’êtes même pas un tout petit peu triste ?
— Pourquoi donc ?
— Pour rien, murmura l’ex-membre, déçu.
— Vous voulez un bout de cake aux fruits ? l’invita Albert, ravi que, pour une fois, un de ses membres quitte le groupe d’une autre manière que dans un petit colis mortuaire.
— Oui… Non… Peut-être… Je dois me dépêcher avant qu’ils ne changent d’avis.
— Il ?
— Oui, les trois monstres ! C’est à cause d’eux que je fuis !
Albert arqua un de ses sourcils mous, et son presque sourire disparut aussitôt.
— Trois ? Mais il est toujours tout seul, d’habitude !
— De qui parlez-vous, au juste ?
Comprenant son erreur, l’animateur sut qu’il n’avait plus le choix.
— C’est à cause de toutes ces histoires… J’en perds un peu la tête, assura-t-il, en claquant sa porte au nez de Trancheur.
— Et ma part de cake ? gémit ce dernier.
Albert ne l’écoutait plus. Il tremblait de tout son long. S’il n’agissait pas, ce serait lui qui finirait dans une boîte en carton après lui avoir servi de repas. Il se dirigea comme un automate jusqu’à son combiné de téléphone vintage et composa le numéro griffonné en patte de mouche sur un post-it.
— Allô ?
— Oui, c’est moi, murmura Albert. Je crois qu’il y a un problème.
10
Une foule de goules en combinaison aseptisée étudiait méticuleusement chaque centimètre carré de la salle des MMA. À la recherche d’indices pour comprendre le meurtre sous leurs yeux, elles avaient isolé dans un coin les six monstres venus pour leur séance. Ces derniers oscillaient entre la curiosité maladive et le désintérêt pour le cadavre.
— Heureusement que je suis arrivé en retard, sinon j’aurais été le premier à découvrir ce… cette boucherie ! s’étrangla le vampire, à la limite de vomir.
Gorge nouée, Albert jeta un œil vers les trois parties du corps sectionné et le sang qui maculait l’endroit du sol au plafond. Bien que Trancheur ait été dissimulé sous des bâches bleues, il n’en demeurait pas moins impressionnant.
— Plutôt ironique, cette mort ! remarqua le sphinx.
— Qui a osééééé le tuer ? s’enquit Gisèle, en se rongeant un ongle.
Le poil hérissé, Garou tempêta :
— Et surtout, pourquoi de cette manière ?
Albert jura, conscient que sa carrière prenait une mauvaise tournure. Peu enclin à s’adresser aux flics, il se camoufla au fond du groupe.
— Arrêtez de vous poser des questions sans réponse, voyons ! On n’a rien vu ! On le connaissait à peine ! Qu’est-ce qui lui a pris de venir ici, aussi ? ronchonna l’animateur, d’un ton de plus en plus inaudible.
— Tu sens quelque chooooose, le poilu ? demanda la sorcière. Ceux de ta race sont reconnus pour leur flair, non ?
Le loup la toisa, avant de serrer les crocs et d’observer chacun des participants. Il s’arrêta sur ses deux comparses de l’ombre chez qui il distinguait la même incompréhension. L’homme malmené la veille n’avait pas menti ! Alors, qui tuait, ici ? Il huma l’air à pleins poumons, puis se focalisa sur l’animateur. En plus de sentir la peur, il puait le tueur en série.
— Trop de sang, je ne perçois rien, souffla-t-il, en fixant Bébert.
Nier l’évidence lui coûtait, mais il devait en discuter au préalable avec ses deux acolytes.
11
Le psy rentra chez lui comme un zombie. Il connaissait le processus, pourtant, c’était la première fois qu’il découvrait l’horreur de ses propres yeux. La culpabilité le recouvrait d’un voile glacé. Lorsqu’il sortit du bus, Albert râla sur le soleil radieux. Il s’inventa une allergie pour justifier ses yeux rougis en croisant ses voisins. Passer autant de temps avec des monstres lui causait parfois plus de difficultés à interagir avec ses semblables. Alors qu’il atteignait sa porte d’entrée, déjà entrebâillée, un frisson lui parcourut l’échine. Anxieux, il poussa le battant sans alerter la police. Il inspecta le couloir sur la pointe des pieds. Pas la moindre trace d’effraction ou de vol : ce devait être lui. Son attention attirée par des voix, il se rendit dans la cuisine, muni de son parapluie. Ce bon vieux pébroque s’avérait pratique autant pour le mauvais temps que pour assommer Newton, le chien d’à côté, lorsqu’il lui prenait l’envie de faire ses besoins sur sa pelouse.
— Le thé détox, c’est la vie. Ça fait du biiien aux intestiiins !
— Je préférerais encore laper la pisse de mes neveux, assura le loup-garou, affichant son dégoût.
— Qu’est-ce que vous fichez chez moi ? s’écria Albert, en menaçant les intrus avec la pointe de l’attirail.
— Une petite infuuu, ça se voit, non ? railla la sorcière en sortant une nouvelle tasse.
— Il paraît que c’est ce que font les humains. Ils en sirotent pour délier la langue, compléta son acolyte.
Garou extirpa une puce de ses poils touffus et la jeta dans la tasse vide. Gisèle ébouillanta l’insecte d’un geste sûr avec un sourire en coin.
— Allez, ça suffit ! Sortez d’ici. Je vous verrai samedi prochain avec le groupe, gronda l’homme.
— Mon petit doigt me dit que vous avez envie de vous asseoir et de boire du thé, cingla la sorcière.
— Je vous interdis de me menacer dans ma propre maison ! glapit-il.
Elle posa deux tasses fumantes sur la table d’appoint, où patientait son acolyte, et foudroya le propriétaire du regard. Gisèle agita ses doigts, et la magie illumina sa peau.
— J’ai dit : ASSIS !
Saisi par une force invisible, l’animateur se retrouva les fesses collées à une chaise.
— C’est pratique pour un animateur de tuer des monstres, vous ne trouvez pas ? Ma femme aussi, vous l’avez assassinée comme ça ? gronda le lycan.
— Euh… non… non !
L’animal empoigna la tasse brûlante et la renversa sur l’humain. Le cri résonna dans la cuisine.
— Pas de mensonge ! Vos affaires et votre palier empestent l’odeur de ce crétin au béret. Où se trouve ma femme ?
— C’est une méprise ! Je… Je n’ai rien fait ! balbutia Albert.
12
Dans un des fauteuils crasseux de leur QG, l’encapuchonné s’éclaircit la gorge.
— Tu dis qu’il y en avait une bonne dizaine dans sa cave ?
— Tout à fait, grimaça la sorcière.
— De quoi ? s’enquit le loup, qui revenait du bar avec leurs consommations.
— Des ossements. Gisèle m’expliquait que vous aviez trouvé plein de paquets dans le sous-sol de Bébert. Dont un annoté.
— Ouais. On pense qu’il a oublié de jeter une des petites cartes.
— Malheureusement, Garou n’a rien décelé de notable, soupira Gisèle, après avoir bu une gorgée de son cocktail.
— À part une odeur de tissu entoilé. Et encore, ça reste vague.
— Je trouve ce détail plutôt précis, moi, dit-elle avec émerveillement.
Le canidé haussa les épaules.
— Ça nous fait une belle jambe. En revanche, j’ai bien reconnu les relents de Momy et de Trancheur sur leurs restes. Et, Lucy Fair soit loué, aucun ne sentait comme ma femme. J’espère que personne ne la retient prisonnière, sanglota-t-il, tandis que ses deux alliés le grattaient derrière les oreilles pour le réconforter.
— Ils seraient donc bien deux, reprit Gisèle, en photographiant son cocktail qu’elle posta immédiatement sur Instamonstre. Mais qui peut bien envoyer ces colis ?
— Aucune idée, grogna le loup. En revanche, il est évident que Bébert n’est pas le meurtrier. Il s’est liquéfié de peur pendant notre petit interrogatoire. Je le vois mal assassiner des gens et les lustrer jusqu’à l’os.
— Une chose est sûre : je ne connais aucune race de notre groupe, à part toi, qui se nourrit de la moelle, avança l’encapuchonné, en ouvrant un paquet de nounours.
— Et moi, je l’aurais plutôt rongé.
La sorcière afficha une mine de dégoût, que le poilu ne manqua pas de remarquer. Il sourit, goguenard.
— J’imagine donc qu’il s’agit plus d’un plaisir que d’une nécessité, songea leur ami, en avalant une poignée de gélatine.
Le taux de glucose à son paroxysme, une lumière s’alluma dans son esprit.
— Oh, bordel ! Je crois que j’ai compris qui est le tueur ! reprit-il.
À cette annonce, le loup bondit sur ses pattes, assommant par mégarde un serveur d’un coup de crâne sous le menton.
— Bel uppercut ! applaudit Gisèle.
Le brouhaha animé du bar se tarit, avant de s’envoler en un mélodieux chant de bataille.
— Oups, glapit Garou. D’habitude, j’accepte la baston avec joie, mais on a plus important à faire ce soir.
— On se tire ? chuchota leur ami.
— Plutôt deux fois qu’une ! confirma l’instamonstrueuse, en repoussant de son escarpin une goule qui osait la bousculer.
Deux heures plus tard, les trois monstres parvinrent à sortir de l’établissement, plus tout aussi frais qu’à l’arrivée.
— Ha ha ! Ce que je lui ai mis ! gloussa le canidé.
La sorcière, dont le gloss pailleté traçait sur son visage des peintures de guerre, l’accompagna de son rire à hérisser le duvet de la nuque. L’encapuchonné, quant à lui, s’étira, tandis qu’un ado à vélo les doublait dans la ruelle. Il s’humecta les lèvres, le regard encore plus fiévreux. Son amie, notant son excitation, les ramena à leur discussion.
— Tu disais avoir compris qui se cache derrière tous ces crimes ?
Il soupira, sortit une cigarette chocolatée de son jean et acquiesça en se léchant les doigts.
— Réfléchissez bien. De ce qu’on sait, la majorité des meurtres concerne des membres du MMA. Toutefois, l’un d’entre eux n’a jamais évoqué ses problèmes. Je pense d’ailleurs qu’il prend son pied parmi nous.
Gisèle et Garou s’observèrent, étonnés.
— Quelqu’un dans ce club n’a visiblement pas besoin d’aide.
— Hmmmmm, réfléchirent les deux amis en cœur.
— Un des anciens. Ce qui est logique, puisque les meurtres ont débuté avant notre arrivée avec Gisèle.
— Hmmmmm.
— En outre, nous avons constaté que Momy perdait souvent un os et qu’on lui en rendait à chaque fois.
— Hmmmmm.
— Et pour finir, il se trimballe toujours avec un caddie, fait d’un tissu entoilé à petites fleurs jaunes.
La sorcière appuya soudain des deux mains dans l’air comme sur un buzzer.
— Je sais, je sais ! Pépé !
— Le sphinx ! rugit Garou, le regard fou, avant de hurler à la lune.
13
Assis du bout des fesses, Albert n’en menait pas large dans son fauteuil. Une goutte de sueur coula le long de son front.
— Je pense sincèrement qu’il est temps pour vous de changer de ville, bredouilla-t-il.
— Et abandonner ma création ? Mon groupe ! Mon chef-d’œuvre ! Tu plaisantes, j’espère ?
L’animateur en perdit son latin et secoua la tête comme un Cosmopolitan dans un shaker. La créature en face de lui le terrorisait, sans même bouger.
— Je sais que… je vous dois beaucoup… Sans vous, je n’aurais probablement plus de travail, mais réfléchissez…
— Réfléchir, réfléchir ! Tu crois que mon cerveau ne s’emballe pas assez lors de nos rencontres ? Au contraire, à chaque meurtre, j’affine mes critères pour sélectionner ma prochaine cible. J’aime les voir se dépatouiller avec leurs vains espoirs. Moi, ce que je veux, c’est me nourrir de leur noirceur ! De toute façon, je n’ai pas vraiment le choix… Alors, c’est vite vu.
Albert tenta de calmer sa jambe qui ne cessait de tressauter et inspira lentement pour se donner du courage.
— J’ai bien compris que votre foie ne supporte plus que vous… boulottiez d’anciens alcooliques et que la santé de nos monstres vous est plus bénéfique, mais… peut-être – je dis bien peut-être – qu’il serait intéressant de vous trouver un autre groupe. Ça commence à sentir le roussi pour vous et moi, non ?
La créature se pencha sur son visage ridé et lui infligea son haleine fétide.
— J’ai dévoré ma première thérapeute quand ses conseils m’ont déplu. La première d’une looooongue série. Tu veux allonger la liste ?
L’animateur secoua la tête comme un fou.
— Non, Votre Mocheté…
Merde… Qu’est-ce que j’ai fait pour en arriver là ?
— Alors, songe à racoler de nouveaux membres, et vite !
Albert se mit à réfléchir à toute vitesse. Il devait trouver une solution. Dans un éclair de génie, il s’avança sur ses coudes.
— Maintenant que j’y pense, j’ai une information qui pourrait vous être utile. Pour aider à guérir, j’ai conseillé à une des membres de rencontrer quelqu’un. Je sais qu’ils ont rendez-vous à minuit devant le bâtiment des MMA, si cela vous intéresse.
Le sphinx le gratifia d’un sourire affamé.
14
— C’était mon pied, ça ! gronda la sorcière, tapie derrière un arbre. Tu es obligé de reculer maintenant ?
— Je vérifie que c’est le bon emplacement, rabroua le loup-garou, en se lovant sous le buisson accolé.
— Pourquoi tu relis le papier ? Il n’y a rien de noté de plus que la dernière fois !
— Si vous ne vous taisez pas, on va rater le rendez-vous, souffla leur ami, perché sur une branche.
Le trio retrouva le silence. Avec un léger tour de magie, elle récupéra le mot remis par Albert sur lequel était écrit : « À minuit, devant le bâtiment des MMA. Vous obtiendrez vos réponses ». Ils attendirent quelques minutes sous la lune claire, avant qu’une ombre ne passe et patiente devant le pas de la double porte. Le quartier, encore plus calme en pleine nuit, soulignait l’atmosphère pesante pour ces pauvres âmes. La sorcière se pencha sur le côté du tronc pour voir de qui il s’agissait et étouffa une exclamation. La grosse veste ne la trompait pas. Gisèle fixa son acolyte prostré dans l’herbe.
— C’est la Doudounette de Lucy, leur envoya-t-elle, en pensée.
Au-dessus d’elle, l’encapuchonné lui signifia d’un jet de guimauve de ne plus bouger, un doigt sur les lèvres. Sur le trottoir, le sphinx arrivait, nonchalant, une rose entre ses griffes.
Lorsque Micheline l’aperçut, elle resta coite, avant de balbutier.
— Pépé ? C’est vous HP-Radian66 ?
— Il semblerait, Jolie-pétale-en-moumoute.
Elle recula d’un pas, le teint cramoisi et les yeux fuyants.
— En fait, vous avez menti sur votre photo de profil.
Le sphinx ricana.
— J’ai pris un modèle sur Pieuxtuerest.
Interloquée, la sorcière regarda ses acolytes.
— On fait quoi ? On est venu la sauver d’un date gênant ?
— C’est ta copine, pas la mienne, rouspéta Garou.
Son intonation interpella les deux tourtereaux, qui fixèrent le parc boisé en face du local. Le lycan prit cette interaction pour un appel et se releva d’un bond.
— C’est pas toi qu’elle attendait, nigaud ! hurla-t-il.
Le sphinx lâcha sa rose ainsi que son éternel caddie, puis saisit la succube à la gorge et la souleva du sol. La proie leur transperça les tympans de son cri.
— Vous ne me priverez pas de mon repas ! feula Pépé, les babines retroussées.
Contre toute attente, il déploya ses ailes et s’envola, emportant la malheureuse entre ses griffes. La sorcière et l’ombre le suivirent sans délai, laissant le loup seul sur le plancher des vaches. D’un bond, il manqua d’un cheveu les pattes de leur ennemi. Déçu, il grogna sur les silhouettes volantes et passa ses nerfs sur le caddie, révélant les restes encore frais du véritable HP-Radian66.
15
Garou suivit les cris et retrouva son équipe quelques pâtés de maisons plus loin.
— Tu avais vu juste, Crock, lança-t-il à son acolyte. Pépé est bien notre tueur.
À cet instant, la sorcière prit un mauvais coup et valdingua au loin. Le lycan regarda en direction des fourrés où gisait la sorcière inconsciente.
— T’inquiète, elle s’en remettra, assura son ami, en se dirigeant droit vers le sphinx, prêt à en découdre.
— Bande de… cracha le sphinx, la succube toujours à bout de bras qui se débattait.
Les ailes déployées, elle griffait la poigne autour de son cou avec l’ardeur du désespoir.
— Eh bien, eh bien. Tu en perds tes mots croisés ? ricana le croquemitaine, sous sa capuche.
— Alors, c’était vous, les p’tits emmerdeurs !
Il se tourna vers le dévoreur de bonbons, un sourire tordu aux lèvres.
— Je savais bien que je ne te sentais pas.
— Oooh… Tu m’en vois navré, Chaton, s’amusa le quadragénaire, sur le même ton. Tu veux bien relâcher notre chère camarade ?
— Sans façon. Bon, assez perdu de temps ! Tuer quatre proies d’un coup est dommage, mais je m’en remettr…
— Qu’as-tu fait de ma femme ? coupa le lycan. Elle aussi, tu l’as mangée ?
— Hein ? Ta femme ? Je n’ai encore jamais consommé de loups. Les puces, très peu pour mon estomac fragile !
— Aouuuuuuuuuuuh ! hurla à la lune le malheureux époux. Je me vengerai, je le jure !
Des aboiements lui répondirent et s’amplifièrent à chaque seconde.
— Aouuuuuuuuuh, reprit le loup, alors qu’une armée canine arrivait en masse.
Quantité de teckels, caniches, chihuahuas et yorkshires grossirent leurs rangs, supervisés par quelques labradors ainsi qu’un corgi teigneux.
— Euuuuh… c’est une blague ? se moqua le sphinx, un sourcil levé vers l’armée sous ses pieds.
Garou se gratta le crâne d’un air circonspect.
— Ces humains et leurs élevages à la con ! J’avais oublié…
Une demoiselle caniche s’approcha du poilu, la langue pendante. Il lui flatta les flans.
Le cruciverbiste profita de la diversion pour foncer sur le loup, toutes griffes dehors. Au même instant, Crock se jeta sur lui quand il passa enfin à sa portée et l’attrapa par un doigt de pied. Toujours prisonnière, la succube gémit sous l’à-coup, tandis que le sphinx frissonna de stupeur.
— Il paraît que j’ai une bonne poigne, tu m’en diras des nouvelles ! se vanta le croquemitaine, en secouant son ennemi dans tous les sens.
La prisonnière souffrait néanmoins plus que son ravisseur. Ses membres désarticulés sous les assauts aggravaient ses blessures.
— Bon, t’as fini, oui ? On ne t’a jamais appris qu’un félin retombait constamment sur ses pattes ? s’agaça Pépé.
Ce ne fut pas le cas de Micheline, qui se mangea le sol de plein fouet. Un craquement sonore retentit, suivi d’un cri strident féminin. Crock en lâcha sa proie de remords. Les chiens tentèrent de mordre le tueur, sans succès. Il remontait déjà dans le ciel, accompagné de sa captive, et la secoua comme une poupée de chiffon pour se délecter de ses cris.
C’est alors que Lucy apparut de nulle part et le gratifia d’un uppercut enflammé. Des crocs volèrent dans une gerbe de sang, et le sphinx en lâcha son repas que le diable s’empressa de récupérer. Il la déposa avec délicatesse au sol, son attention rivée sur la blessure sanguinolente à sa gorge.
— Ma douce… Que t’ont-ils fait ?
Elle papillonna des yeux et intercepta le regard douloureux de son Lucy.
— Tu es venu me sauver ? murmura-t-elle, en levant avec difficulté une main contre sa joue fraîchement rasée.
Il ferma les yeux un instant à son contact, avant de lui répondre, un trémolo dans la voix :
— Bien sûr, tu le sais. Pour toi, je remuerais ciel et terre, ma Doudounette.
— Oooh, mon Lucy…
Puis sa main retomba au sol. Il serra contre son cœur le corps sans vie de sa dulcinée. Une larme chaude dévala sa joue. Si seulement il lui avait avoué ses sentiments plus tôt, au lieu de feindre le désintérêt… Si seulement, il était arrivé à temps…
— On se retrouvera en enfer, ma bien-aimée, lui chuchota-t-il, avant de porter un regard assassin sur le sphinx.
La boule au ventre et les tempes battantes, il reposa la succube au sol et bondit vers son ennemi.
16
Furieux, Lucy lui brisa les ailes et le secoua comme un vulgaire poulet.
— C’est moi. Qui domine. Ici, martela-t-il.
Ses yeux rouges percèrent les rétines et brûlèrent l’âme du monstre, mais Lucy ne le libéra pas pour autant.
— Écoute-moi bien, petit merdeux ! Si tu veux quitter mon royaume, tu as intérêt à trouver le fin mot de mon énigme : je suis bélier loutre-feu, bleu russe et coquelicot, qui suis-je ?
Les traits du sphinx se figèrent dans l’horreur, son esprit vide de réponse. Un plaisir fourbe noya le diable, qui lâcha un ricanement à réveiller la sorcière.
— Bienvenue dans mon monde.
Sous ses pas, la terre s’ouvrit, et Lucy l’y jeta tel un détritus dans une poubelle, puis sortit un mouchoir en soie et s’essuya les mains.
Quand il se retourna, Gisèle venait de rejoindre ses amis. Trois visages livides le contemplaient, bouche bée.
— Quoi ? Il me gonflait trop ! Il tue ma meuf, et en plus, il bouffe mes monstres ! s’insurgea-t-il avec aigreur. Si vous dites que j’aide les humains en le virant de la surface de la Terre, je vous hache menu, c’est clair ? Et puis quoi encore ? Des montres mous ? Où va-t-on ?
Devant son doigt pointé dans leur direction, les trois hochèrent la tête avec frénésie.
— Promis, on ne dira rien, s’égosilla la sorcière. On ne voulait pas devenir gentils, nous. On est juste venus prêter main-forte à Garou qui cherche sa louve, mystérieusement disparue.
Le diable leva un sourcil.
— Disparue ? Vraiment ? s’amusa-t-il, d’un ton goguenard.
Les oreilles du loup se relevèrent, une lueur d’espoir nimba son regard.
— Vous l’avez vue ?
D’un claquement de doigts, Lucy fit apparaître une carte postale au paysage paradisiaque.
— J’ai retiré ça de ta boîte aux lettres archi pleine, lorsque j’enquêtais sur les participants. « Mon gros loup, j’espère que tu n’as pas oublié que je rentre le 31 avec les copines. Ta Pépette », minauda-t-il d’une voix sirupeuse.
— PU… TAIN, gémit le lycan, tout en s’écrasant une patte sur le front.
— Ne me dis pas que… commença la sorcière.
— Elle est en vacances ! compléta le croquemitaine, hilare.
— Oui, quoi, c’est bon, ça peut arriver à tout le monde ! J’ai oublié qu’elle avait besoin de se ressourcer, c’est pas un drame ! Lâchez-moi le poil ! Oh, bordel ! Le 31, c’est aujourd’hui !!! Faut que je range la maison.
*** ***
Un garou qui détale, une sorcière dont le mascara coule à force de pleurer de rire et un croquemitaine qui se roule par terre ne sont pas un spectacle courant. Tout comme le diable, aux anges d’avoir tenu en haleine aussi longtemps le lecteur… Quoi de mieux ? Peut-être résoudre la devinette, si vous ne voulez pas rejoindre le sphinx !
Fin.